Andreas :
Pourquoi la Pléiade a-t-elle vanté tellement ces néologismes (qui me paraissent aujourd'hui un peu ridicules)?
Je m’étonne que vous trouviez cela ridicule, alors que ces possibilités existent très largement en allemand. En particulier, on peut en allemand, sans que cela paraisse artificiel ou forcé, substantiver l’infinitif d’un verbe, pour en faire un nom neutre, pouvant fonctionner en tant que tel et de plein exercice dans la phrase, c’est-à-dire pouvant, le cas échéant, être qualifié par un adjectif, précédé d’un possessif, etc. Cette faculté de substantiver concerne tous les verbes (sauf exceptions, mais je n’en vois pas pour le moment), y compris des verbes complexes: on dira das Essen, et aussi, p.ex. das geduldige Sichbeschimpfenlassen, etc. Même chose en néerlandais, même si la substantivation de verbes complexes est plus inhabituelle. L’espagnol aussi permet cette substantivation, on dira p.ex. el bajarse música. Tous ces infinitifs substantivés expriment l’action en cours, non le résultat de cette action (au contraire de mots comme intégration en français, lequel peut désigner aussi bien l’action d’intégrer que le résultat de cette action, soit le fait d’être intégré).
En français, on relève parfois ce type de substantivation, mais elle est beaucoup plus rare qu’en allemand, et appartient en général à la langue littérature. J’ai noté entre autres:
«La barbe du fakir ondulait doucement sous l’effet de pensers indicibles.» (R. Queneau, Pierrot mon ami, Pléiade p. 1120, Folio p. 46).
«Ce bain de jouvence qu’est le dormir» (André Gide, cité dans le Petit Robert à l’art. ‘jouvence’).
«Vous rencontrez une jolie femme dans la rue ou dans le métro, vous lui faites de l’oeil et vous lui pincez le gras du bras, pour supposer. Si vous avez eu la manière et si elle se sent des vouloirs, elle ne viendra pas vous demander votre état civil, n’est-ce pas?» (M. Aymé, Knate, Nouvelles complètes, Quarto p. 492).
«Aucun calculer ne leur fut ce jour-là nécessaire pour retrouver leur ligne.» (P. Chamoiseau, Texaco, Folio p.22 ; d’ailleurs, beaucoup de cas trouvés dans ce livre. Chamoiseau évoque aussi quelque part les puissantes ressources «de l’insulter créole»).
Dans la langue parlée ou dans la langue écrite ordinaire, où l’infinitif substantivé est fort rare, on a recours à des dérivés en –age ou –ment (formatage, téléchargement) ou à des constructions du type le fait de, l’action de, l’acte de, etc. Une fois de plus, il nous manque ici un passe-partout (pour reprendre le mot de Pierre Enckel), comme dans le cas des adjectifs dont il n’est pas toujours possible de créer le substantif de qualité correspondant (cf. trapu, ou le mot praticité dans un fil plus ancien).